Vénus - Emile Verhaeren
Vénus,
La joie est morte au jardin de ton corps
Et les grands lys des bras et les glaïeuls des lèvres
Et les grappes de gloire et d’or,
Sur l’espalier mouvant que fut ton corps,
ont morts.
Les cormorans des temps d’octobre ont laissé choir
Plume à plume, leur deuil, au jardin de tes charmes ;
Mélancoliques, les soirs
Ont laissé choir
Leur deuil, sur tes flambeaux et sur tes armes.
Hélas ! Tant d’échos morts et mortes tant de voix !
Au loin, là-bas, sur l’horizon de cendre rouge,
Un Christ élève au ciel ses bras en croix :
Miserere par les grands soirs et les grands bois !
Vénus,
Sois doucement l’ensevelie,
Dans la douceur et la mélancolie
Et dans la mort du jardin clair ;
Mais que dans l’air
Persiste à s’exalter l’odeur immense de ta chair.
Tes yeux étaient dardés, comme des feux d’ardeur,
Vers les étoiles éternelles ;
Et les flammes de tes prunelles
Définissaient l’éternité, par leur splendeur.
Tes mains douces, comme du miel vermeil,
Cueillaient, divinement, sur les branches de l’heure,
Les fruits de la jeunesse à son éveil ;
Ta chevelure était un buisson de soleil ;
Ton torse, avec ses feux de clartés rondes,
Semblait un firmament d’astres puissants et lourds ;
Et quand tes bras serraient, contre ton coeur, l’Amour,
Le rythme de tes seins rythmait l’amour du monde.
Sur l’or des mers, tu te dressais, tel un flambeau.
Tu te donnais à tous comme la terre,
Avec ses fleurs, ses lacs, ses monts, ses renouveaux
Et ses tombeaux.
Mais aujourd’hui que sont venus
D’autres désirs de l’Inconnu,
Sois doucement, Vénus, la triste et la perdue,
Au jardin mort, parmi les bois et les parfums,
Avec, sur ton sommeil, la douceur suspendue
D’une fleur, par l’automne et l’ouragan, tordue.
Publié en 1902 dans le recueil Les Forces tumultueuses, Société du Mercure de France, (p. np).
Émile Verhaeren (1855-1916), poète belge d’expression française et figure majeure du symbolisme, marqua la littérature par son lyrisme vibrant et son exploration des forces humaines. Né à Saint-Amand dans une famille francophone, il abandonna le droit pour se consacrer à l’écriture, fréquentant les cercles avant-gardistes bruxellois où il forgea sa voix unique. Son mariage avec Marthe Massin en 1891 devint le socle émotionnel de sa création, inspirant une trilogie poétique dédiée à l’amour quotidien — Les Heures claires, Les Heures d’après-midi et Les Heures du soir — où l’intime se mêle à l’universel. Mais c’est dans Les Forces tumultueuses (1902) que Verhaeren transcende le registre amoureux avec Vénus, un poème où la déesse incarne autant la splendeur éphémère que l’éternel désir. À travers des vers libres et des images contrastées — « La joie est morte au jardin de ton corps » opposée à « l’odeur immense de ta chair » —, il y dépeint une beauté mélancolique, tiraillée entre la décadence et la permanence sensuelle. Ce dialogue entre passion et désillusion, typique de son œuvre, révèle un artiste hanté par la dualité de l’existence, faisant de Vénus un hymne intemporel à l’amour, fragile et résilient.