Vos beaux yeux - Pierre Corneille
Chanson.
Vos beaux yeux sur ma franchise
N’adressent pas bien leurs coups,
Tête chauve et barbe grise
Ne sont pas viande pour vous ;
Quand j’aurais l’heure de vous plaire,
Ce serait perdre du temps ;
Iris, que pourriez-vous faire
D’un galant de cinquante ans ?
Ce qui vous rend adorable
N’est propre qu’à m’alarmer,
Je vous trouve trop aimable
Et crains de vous trop aimer :
Mon cœur à prendre est facile,
Mes vœux sont des plus constants ;
Mais c’est un meuble inutile
Qu’un galant de cinquante ans.
Si l’armure n’est complète,
Si tout ne va comme il faut,
Il vaut mieux faire retraite
Que d’entreprendre un assaut :
L’amour ne rend point la place
À de mauvais combattants,
Et rit de la vaine audace
Des galants de cinquante ans.
Composée en 1660 et publiée dans le recueil Poésies diverses.
Pierre Corneille (1606-1684), célèbre dramaturge du XVIIe siècle, a marqué la littérature française autant par ses tragédies que par ses poèmes empreints d’une sensibilité intemporelle. Né à Rouen dans une famille bourgeoise, il abandonne une carrière d’avocat pour se consacrer à l’écriture, révélant un talent précoce pour ciseler des vers où l’émotion rivalise avec la raison. Si Le Cid ou Horace ont forgé sa réputation, ses poèmes d’amour, comme Vos beaux yeux, dévoilent une facette plus intime de son génie. Composée en 1660 et publiée dans Poésies diverses, cette chanson joue sur l’autodérision et les conflits du cœur : le poète, alors quinquagénaire, y confesse son attirance pour une jeune femme tout en soulignant l’absurdité de cet amour intergénérationnel. Entre métaphores guerrières (« l’armure n’est complète ») et aveu d’impuissance (« galant de cinquante ans »), Corneille transforme son propre déclin physique en une méditation universelle sur le désir et le temps qui passe. Ce texte, mêlant légèreté formelle et profondeur psychologique, illustre comment l’auteur a transcendé les codes classiques pour toucher une vérité humaine toujours actuelle.
