Lou, mon étoile - Guillaume Apollinaire

L’étoile nommée Lou est aussi belle aussi voluptueuse qu’une jolie fille

vicieuse

Elle est assise dans un météore agencé comme une automobile de luxe

Autour d’elle se tiennent les autres étoiles ses amies

Autour de l’automobile stellaire s’étend l’infini éthéré

Les Planètes rutilantes se montrent tour à tour comme des déesse

callipyges sur l’horizon

La voie Lactée monte comme une poussière derrière

Le météore automobile

Des guirlandes d’astres décorent l’infini

Le météore automobile luxueux et architectural

Comme un palais

est monté sur un bolide énorme qui tonne à travers les cieux

Qu’il sillonne d’éclairs

versicolores et durables comme de merveilleux feux de Bengale

Et doux comme des baisers éternels

Et des rayons de soleils ombragent

Ainsi de beaux arbres

printaniers

La route diaphane

Ô Lou, étoile nommée Lou la plus belle des étoiles

Ô reine des Étoiles

Ton royaume s’étend en plaines animées comme les oiseaux

En plaines mouvantes comme un régiment

De fantassins nomades

Étoile Lou, beau sein de neige rose

Petit nichon exquis de la douce nuit

Clitoris délectable de la brise embaumée d’Avant l’Aube

Les autres astres sont ridicules et sont tes bouffons

Ils jouent pour toi des comédies

Fantasmagoriques

Ils font les fous pour que l’Étoile nommée Lou ne s’embête pas

Et parfois les nuits sont mortelles

L’étoile nommée Lou

Traverse des prairies d’asphodèles

Et des fantômes infidèles

Pleuvent dans les abîmes autour d’elle

Mais cette nuit est si belle!…

Je ne vois que l’étoile que j’aime.

Elle est la splendeur du firmament

Et je ne vois qu’elle

Elle est un petit trou charmant aux fesses des nuages

Elle est l’étoile des Étoiles

Elle est l’étoile d’Amour

Ô nuit ô nuit dure toujours ainsi

Mais voici

Les gerbes des obus en déroute

Qui me voile

Mon étoile

Je baisse les yeux vers les ténèbres de ma forêt

Et mon intelligence amoureuse

Devient oiseau

Pour aller revoir plus haut plus haut

Plus haut toujours

Ce petit cœur bleuâtre

Qu’est mon étoile nommée Lou

Ma douce étoile qui fait vibrer au ciel

Des mots d’amour exquis

Qui viennent en lents airs dolents qui correspondent nuance à nuance

à chaque chose que je pense.

Étoile Lou fais-moi monter vers toi

Prends-moi dans ta splendeur

Que je sois ébloui et presque épouvanté

Que l’espace bleu se creuse à l’infini

Que l’horizon disparaisse

Que tous les astres grandissent

Et pour finir fais-moi pénétrer dans ton paradis

Que j’éprouve une sensation

De bien-être inouï

Que j’absorbe par toute ma chair, toute mon âme

Ta lumière exquise

Ô mon paradis !

 

Courmelois, le 3 juin 1915

 

Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou

Guillaume Apollinaire (1880-1918), figure majeure de la poésie moderne, a transformé l’expression amoureuse en une aventure cosmique où le désir humain se mêle aux mystères de l’univers. Né à Rome d’une mère polonaise, ce poète-soldat blessé à la tête pendant la Première Guerre mondiale trouva dans sa passion tumultueuse pour Louise de Coligny-Chatillon (Lou) la matière des Poèmes à Lou, dont « Mon Étoile » reste le joyau étincelant. Écrit en 1915 entre les obus et les tranchées, ce poème déploie un érotisme céleste où Lou devient astre dominant, « clitoris délectable de la brise » et « petit trou charmant aux fesses des nuages », fusionnant sensualité et images cosmologiques. Par son vers libre audacieux qui juxtapose métaphores traditionnelles (« beau sein de neige rose ») et modernité technologique (météores comparés à des automobiles de luxe), Apollinaire invente une langue amoureuse universelle, où la fulgurance du désir transcende l’horreur guerrière. Si le poète meurt de la grippe espagnole en 1918, son étoile Lou continue de briller dans le firmament littéraire, preuve que l’amour vrai survit aux météores de l’histoire.

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