Dernière Amoureuse - Alphonse Daudet

A l’heure d’amour, l’autre soir,

La Mort près de moi vint s’asseoir ;

S’asseoir, près de moi, sur ma couche.

 

En silence, elle s’accouda.

Sur mes yeux clos elle darda

Son grand œil noir, lascif et louche ;

 

Puis, comme l’amante à l’amant,

Elle mit amoureusement

Sa bouche sur ma bouche !

 

« Viens, dit le spectre en m’enlaçant,

« Viens sur mon cœur, viens dans mon sang

« Savourer de longues délices.

 

« Viens ; la couche, ô mon bien-aimé !

« A son oreiller parfumé,

« Ses draps chauds comme des pelisses.

 

« Nous nous chérirons nuit et jour :

« Nos âmes sont deux fleurs d’amour,

« Nos lèvres deux calices. »

 

Je crus, sur mon front endormi,

Sentir passer un souffle ami

D’une saveur déjà connue.

 

J’eus un rêve délicieux.

Je lui dis, sans ouvrir les yeux :

« Chère, vous voilà revenue !

 

« Vous voilà ! mon cœur rajeunit.

« Fauvette, qui revient au nid,

« Sois-y la bienvenue.

 

« Sans remords comme sans pitié,

« Méchante, on m’avait oublié ;

« Allons, venez, Mademoiselle.

 

« Je consens à vous pardonner,

« Mais avant, je veux enchaîner

« Ma folle petite gazelle. »

 

Et, comme je lui tends les bras,

Le spectre me répond tout bas :

« C’est moi…ce n’est pas elle… »

 

« – C’est toi, la Mort ! eh bien ! tant mieux.

« Mon âme est veuve ; mon cœur vieux,

« J’avais besoin d’une maîtresse.

 

« Une tombe est un rendez-vous

« Comme un autre ; prélassons-nous

« Dans une éternelle caresse ! »

 

Je l’embrasse ; elle se défend,

Recule et me dit : « Cher enfant,

« Attends, rien ne nous presse !…

 

« Gardons-nous pour des temps meilleurs ;

« Mais aujourd’hui, je cherche ailleurs

« Des amoureux en hécatombe.

 

« Ailleurs, je vais me reposer

« Et couper en deux le baiser

« D’un ramier et de sa colombe !

 

« Sois heureux, tu me reverras ;

« Sois amoureux, et tu seras

« Mûr pour la tombe ! »

 

Publié en 1858 dans le recueil Les Amoureuses

Portrait d'Alphonse DaudetAlphonse Daudet (1840-1897), né à Nîmes dans le sud ensoleillé de la France, révèle dès Les Amoureuses (1858) – son premier recueil poétique publié à 18 ans – une sensibilité romantique teintée d’audace. Dernière Amoureuse y déploie une allégorie troublante où l’étreinte de la Mort se mue en scène érotique : le poète dialogue avec ce spectre féminin dont le baiser « lascif et louche » trouble la frontière entre désir et trépas. On y reconnaît déjà le style de ce Provençal exilé à Paris – mélange de lyrisme sensoriel (« draps chauds comme des pelisses ») et de dialogue théâtral où l’amant, dupé par l’apparence de sa bien-aimée, se prend au jeu macabre (« Une tombe est un rendez-vous / Comme un autre »). Ce jeu de séduction mortifère, oscillant entre l’appel des sens (« Savourer de longues délices ») et la menace du néant (« Attends, rien ne nous presse ! »), préfigure les tensions entre idéalisme et réalisme qui marqueront son œuvre future. Daudet y grave sa signature : une mélancolie ensoleillée, où même la finitude devient prétexte à célébrer le désir.

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