Les attentives - Guillaume Apollinaire

Celui qui doit mourir ce soir dans les tranchées

C’est un petit soldat dont l’œil indolemment

Observe tout le jour aux créneaux de ciment

Les Gloires qui de nuit y furent accrochées

Celui qui doit mourir ce soir dans les tranchées

C’est un petit soldat mon frère et mon amant

 

Et puisqu’il doit mourir je veux me faire belle

Je veux de mes seins nus allumer les flambeaux

Je veux de mes grands yeux fondre l’étang qui gèle

Et mes hanches je veux qu’elles soient des tombeaux

Car puisqu’il doit mourir je veux me faire belle

Dans l’inceste et la mort ces deux gestes si beaux

 

Les vaches du couchant meuglent toutes leurs roses

L’aile de l’oiseau bleu m’évente doucement

C’est l’heure de l’Amour aux ardentes névroses

C’est l’heure de la Mort et du dernier serment

Celui qui doit périr comme meurent les roses

C’est un petit soldat mon frère et mon amant

 

Mais Madame écoutez-moi donc

Vous perdez quelque chose

— C’est mon cœur pas grand-chose

Ramassez-le donc

 

Je l’ai donné je l’ai repris

Il fut là-bas dans les tranchées

Il est ici j’en ris j’en ris

Des belles amours que la mort a fauchées

 

L’espoir flambe ce soir comme un pauvre village

Et qu’importe le Bagne ou bien le Paradis

L’amour qui surviendra me plaira davantage

Et mes yeux sont-ce pas de merveilleux bandits

 

Puis quand malgré l’amour un soir je serai veille

Je me rappellerai la mer les orangers

Et cette pauvre croix sous laquelle sommeille

Un cœur parmi des cœurs que la gloire a vengé

 

Et tandis que la lune luit

Le cœur chante et rechante lui

Mesdames et Mesdemoiselles

Je suis bien mort Ah quel ennui

Et ma maîtresse que n’est-elle

Morte en m’aimant la nuit

 

Mais écoutez-les donc les mélopées

Ces médailles si bien frappées

Ces cloches d’or sonnant des glas

Tous les muguets tous les lilas

 

Ce sont les morts qui se relèvent

Ce sont les soldats morts qui rêvent

Aux amours qui s’en sont allés

Immaculés

Et désolés

 

— Le 13 mai de cette année

Tandis que dans les boyaux blancs

Tu passais masquée ô mon âme

Tu vis tout d’un coup les morts et les vivants

Ceux de l’arrière ceux de l’avant

Les soldats et les femmes

Un train passe rapide dans la prairie en Amérique

Les vers luisants brillent cette nuit autour de moi

Comme si la prairie était le miroir du ciel

Étoilé

Et justement un ver luisant palpite

Sous l’Étoile nommée Lou

Et c’est de mon amour le corps spirituel

Et terrestre

Et l’âme mystique

Et céleste

 

Courmelois, le 15 mai 1915

 

Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou

Portrait de Guillaume ApollinaireGuillaume Apollinaire (1880-1918), poète français d’origine italo-polonaise, incarne l’audace littéraire du début du XXe siècle tout en explorant les profondeurs de l’amour à travers les déchirures de l’Histoire. Figure majeure de l’avant-garde et ami de Picasso, il transforme sa passion tumultueuse pour Louise de Coligny-Châtillon – surnommée Lou – en une correspondance poétique où l’érotisme se mêle à l’angoisse des tranchées. Les attentives, écrit en mai 1915 alors qu’il combattait sur le front, transcende le contexte guerrier par une alchimie troublante entre désir et mort. Ce poème dédié à Lou déploie un lyrisme paradoxal où la bien-aimée se fait à la fois sœur et amante du soldat condamné, ses hanches devenant « des tombeaux » tandis que les images de roses fanées dialoguent avec les éclats d’obus. Apollinaire y fusionne l’intime et l’universel, transformant l’expérience traumatique de la Grande Guerre en une méditation sur l’amour comme ultime résistance face à l’absurde. Ce texte, publié posthumément dans Poèmes à Lou (1955), révèle comment le poète cubiste a réinventé le lyrisme amoureux en l’ancrant dans la brutalité moderne, créant ainsi un dialogue intemporel entre violence et tendresse.

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