La mort, l’amour, la vie - Paul Eluard

J’ai cru pouvoir briser la profondeur de l’immensité

Par mon chagrin tout nu sans contact sans écho

Je me suis étendu dans ma prison aux portes vierges

Comme un mort raisonnable qui a su mourir

Un mort non couronné sinon de son néant

Je me suis étendu sur les vagues absurdes

Du poison absorbé par amour de la cendre

La solitude m’a semblé plus vive que le sang

Je voulais désunir la vie

Je voulais partager la mort avec la mort

Rendre mon cœur au vide et le vide à la vie

Tout effacer qu’il n’y ait rien ni vire ni buée

Ni rien devant ni rien derrière rien entier

J’avais éliminé le glaçon des mains jointes

J’avais éliminé l’hivernale ossature

Du voeu de vivre qui s’annule

 

Tu es venue le feu s’est alors ranimé

L’ombre a cédé le froid d’en bas s’est étoilé

Et la terre s’est recouverte

De ta chair claire et je me suis senti léger

Tu es venue la solitude était vaincue

J’avais un guide sur la terre je savais

Me diriger je me savais démesuré

J’avançais je gagnais de l’espace et du temps

J’allais vers toi j’allais sans fin vers la lumière

La vie avait un corps l’espoir tendait sa voile

Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit

Promettait à l’aurore des regards confiants

Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard

Ta bouche était mouillée des premières rosées

Le repos ébloui remplaçait la fatigue

Et j’adorais l’amour comme à mes premiers jours.

 

Les champs sont labourés les usines rayonnent

Et le blé fait son nid dans une houle énorme

La moisson la vendange ont des témoins sans nombre

Rien n’est simple ni singulier

La mer est dans les yeux du ciel ou de la nuit

La forêt donne aux arbres la sécurité

Et les murs des maisons ont une peau commune

Et les routes toujours se croisent.

Les hommes sont faits pour s’entendre

Pour se comprendre pour s’aimer

Ont des enfants qui deviendront pères des hommes

Ont des enfants sans feu ni lieu

Qui réinventeront les hommes

Et la nature et leur patrie

Celle de tous les hommes

Celle de tous les temps.

 

Publié en 1961 dans le recueil Derniers poèmes d’amour

Photographie de Paul EluardPaul Éluard, de son vrai nom Eugène Grindel, a marqué la poésie du XXe siècle par son exploration lumineuse de l’amour comme force vitale et révolutionnaire. Né en 1895 à Saint-Denis, cet artiste surréaliste a transformé ses blessures personnelles – de la tuberculose à l’horreur des tranchées de 1914 – en une œuvre où la passion amoureuse triomphe des ténèbres. Sa rencontre avec Gala, muse et première épouse, puis avec Nusch, artiste énigmatique qui deviendra sa seconde femme, structure une écriture où le désir se mêle à la quête métaphysique. Dans Derniers poèmes d’amour (1961), recueil empreint de la douleur du veuvage après la mort de Nusch, Éluard dépeint l’amour comme une résurrection : « Tu es venue le feu s’est alors ranimé ». Ce dialogue entre mort et renaissance, où « l’espoir tend sa voile », cristallise sa vision d’un amour transcendant – à la fois intime et universel. Même engagé dans la Résistance ou le militantisme communiste, il n’a jamais cessé de chanter cet « amour de tous les temps » qui unit les hommes par-delà les chaos de l’Histoire.

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