Une allée du Luxembourg - Gérard de Nerval

Elle a passé, la jeune fille

Vive et preste comme un oiseau

À la main une fleur qui brille,

À la bouche un refrain nouveau.

 

C’est peut-être la seule au monde

Dont le coeur au mien répondrait,

Qui venant dans ma nuit profonde

D’un seul regard l’éclaircirait !

 

Mais non, – ma jeunesse est finie …

Adieu, doux rayon qui m’as lui, –

Parfum, jeune fille, harmonie…

Le bonheur passait, – il a fui !

 

Publié en 1853 dans le recueil Odelettes.

Portrait de Gérard de NervalGérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie (1808-1855), incarne l’archétype du poète romantique tourmenté, hanté par la quête d’un amour idéalisé et la mélancolie des rendez-vous manqués avec le bonheur. Issu d’une génération marquée par le mal du siècle, il transforme ses blessures intimes — la mort précoce de sa mère, ses crises de folie récurrentes et ses amours contrariées — en une poésie vibrante où l’éphémère se mue en éternité. Une allée du Luxembourg, publié en 1853 dans le recueil Odelettes, cristallise cette alchimie entre l’anecdote personnelle et l’universel.

Le poème s’ouvre sur une apparition fulgurante : une jeune fille « vive et preste comme un oiseau », incarnation de la grâce juvénile avec sa fleur étincelante et son refrain inconnu. Nerval, en observateur invisible, saisit ce tableau vivant avec la précision d’un peintre impressionniste — chaque détail (la fleur, le chant, le mouvement) compose une symphonie sensorielle. Mais cette extase visuelle se teinte immédiatement de nostalgie : le « peut-être » de la deuxième strophe révèle le doute existentiel du poète, partagé entre l’espoir d’une réciprocité amoureuse et la conscience aiguë de sa propre « nuit profonde ».

La structure même du poème épouse ce tiraillement intérieur. Les quatrains aux rimes embrassées, typiques des Odelettes, alternent entre légèreté (rythme trochaïque des premiers vers) et gravité (cesurae marquées dans « Mais non, – ma jeunesse est finie … »). Le pivot dramatique survient à l’apostrophe « Adieu », où le poète renonce à poursuivre l’illusion — un aveu d’impuissance qui rappelle les Chimères et leur exploration des mythes inaccessibles.

Si le cadre (le jardin du Luxembourg, lieu de flânerie parisienne) ancre le poème dans le réel, Nerval le transfigure en paysage symbolique. La jeune fille devient Perséphone moderne, échappée des enfers pour une brève trêve printanière — allusion à ses propres crises psychiques décrites dans Aurélia. Ce jeu entre mythe et quotidien influencera Baudelaire et les symbolistes, qui verront en lui un précurseur de la poésie-correspondance.

Le dernier tercet (« Parfum, jeune fille, harmonie…/ Le bonheur passait, – il a fui ! ») résume la philosophie nervalienne : la beauté ne se possède pas, elle se respire à la dérobée. Un siècle avant les existentialistes, le poète capte l’absurdité d’un bonheur toujours déjà enfui, faisant de cette micro-scène un mausolée littéraire pour toutes les occasions perdues. Les reprises musicales du texte par Léo Ferré ou Julien Clerc attestent de sa résonance persistante.

Dans ce poème-apparition, Nerval condense l’essence de son art : transformer l’anecdote en allégorie, la déception en énergie créatrice. Chaque vers porte la marque d’un homme qui fit de sa sensibilité une arme contre l’oubli, érigeant les rendez-vous manqués avec l’amour en autels de la mémoire poétique. L’allée du Luxembourg, traversée par cette ombre radieuse, devient le chemin de toutes nos espérances inassouvies — et la preuve que la poésie peut immortaliser l’insaisissable.

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