L’Alchimiste - Paul-Jean Toulet
Satan, notre meg, a dit
Aux rupins embrassés des rombières :
» Icicaille est le vrai paradis
» Dont les sources nous désaltèrent.
» La vallace couleur du ciel
» Y lèche le long des allées
» Le pavot chimérique et le bel
» Iris, et les fleurs azalées.
» La douleur, et sa soeur l’Amour,
» La luxure aux chemises noires
» Y préparent pour vous, loin du jour,
» Leurs poisons les plus doux à boire.
» Et tandis qu’aux portes de fer
» Se heurte la jeune espérance,
» Une harpe dessine dans l’air
» Le contour secret du silence. «
Ainsi (à voix basse) parla
Le sorcier subtil du Grand Oeuvre,
Et Lilith souriait, dont les bras
Sont plus frais que la peau des couleuvres.
Publié au XIXème siècle dans son recueil Chansons
Paul-Jean Toulet (1867-1920), poète béarnais à l’esprit mordant et à l’élégance stylistique raffinée, incarne une voix singulière de la littérature française de la Belle Époque. Né à Pau et élevé entre l’Ossau, l’île Maurice et Alger, ce dandy mélancolique forgea une œuvre où se mêlent ironie, désenchantement et quête de beauté éphémère. Son poème L’Alchimiste, publié dans le recueil Chansons, déploie une alchimie verbale audacieuse pour explorer les facettes troubles de l’amour. À travers cinq quatrains structurés comme une « tragédie » miniature, Satan y orchestre un paradis illusoire où luxure et douleur se confondent, servi par des images sensuelles – fleurs azalées, « chemises noires » de la tentation – et une musicalité envoûtante. Ce dialogue entre le sorcier du « Grand Œuvre » et Lilith, figure mythique de la séduction, révèle la fascination de Toulet pour les passions ambiguës, mariant classicisme formel et modernité thématique. Si sa vie bohème parisienne et ses excès alimentèrent son imaginaire, c’est dans la concision des Contrerimes, où chaque vers cisèle l’émotion comme un joyau, que réside son génie intemporel. L’Alchimiste, par son mélange de mystère et de précision, reste une clé pour décrypter l’art touletien : transformer l’amour en or poétique, fût-il empoisonné.