Une charogne - Charles Baudelaire

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,

Ce beau matin d’été si doux:

Au détour d’un sentier une charogne infâme

Sur un lit semé de cailloux,

 

Le ventre en l’air, comme une femme lubrique,

Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique

Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande Nature

Tout ce qu’ensemble elle avait joint;

 

Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s’épanouir.

La puanteur était si forte, que sur l’herbe

Vous crûtes vous évanouir.

 

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

D’où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons.

 

Tout cela descendait, montait comme une vague

Ou s’élançait en pétillant

On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,

Vivait en se multipliant.

 

Et ce monde rendait une étrange musique,

Comme l’eau courante et le vent,

Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique

Agite et tourne dans son van.

 

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,

Une ébauche lente à venir

Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève

Seulement par le souvenir.

 

Derrière les rochers une chienne inquiète

Nous regardait d’un oeil fâché,

Epiant le moment de reprendre au squelette

Le morceau qu’elle avait lâché.

 

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

A cette horrible infection,

Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous, mon ange et ma passion!

 

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,

Apres les derniers sacrements,

Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,

Moisir parmi les ossements.

 

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

De mes amours décomposés!

 

Publié en 1857 dans le recueil Les fleurs du mal.

Portrait de Charles BaudelaireCharles Baudelaire (1821-1867), poète maudit et figure clé de la modernité littéraire, a marqué les siècles par sa capacité à transfigurer le morbide en sublime. Connu pour Les Fleurs du Mal – recueil condamné en 1857 pour « outrage à la morale publique » –, il y explore l’amour sous ses aspects les plus paradoxaux. Une charogne, poème audacieux, incarne cette vision : lors d’une promenade avec sa bien-aimée, le narrateur décrit une carcasse en décomposition avec une intensité presque érotique (« Le ventre en l’air, comme une femme lubrique »). Loin d’être une simple provocation, cette métaphore organique révèle sa philosophie : l’art immortalise ce que le temps détruit. « Et pourtant vous serez semblable à cette ordure […] / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés ! » clame-t-il, associant la mort de l’être aimé à la pérennité du poème. Par ce mélange de romantisme noir et de lyrisme cru, Baudelaire fait de la laideur un chant d’amour éternel, influençant des générations de poètes, de Rimbaud aux surréalistes.

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