Tristesse au canal de l’Erdre - Paul Fort

 Où donc est le bel Erdre ? ̶ Sous un tunnel. ̶ Tant pis ! (Ubu z’aurait dit :

M…) ̶ Un canal assoupi

 le remplace, et je l’aime, dans sa lente langueur d’eau longue où les

toueurs et chalands ont la flemme.

 Las ! cet enjoué ton ne convient à ces tristes convoyeurs sur l’eau lisse de

thon ou de coton.

 

 Mélancolie, ô mère de toutes mes pensées ! Richesses et misères

frissonnent renversées,

 Leurs images du moins, dessus l’onde que glace un vieux soleil chafouin

sorti de nues qui passent.

 Richesses des usines. Misère des foyers !

Ce canal assassine mon vieux cœur ouvrier.

 Vieux soleil et vieux cœur, entendez-vous quand même pour aimer ces

lueurs d’un canal miroiteur

 Où je me mire, blême.

 

Publié en 1949 dans le recueil Ballades nantaises

Portrait de Paul FortPaul Fort, maître du vers chantant et des ballades nostalgiques, capture dans Tristesse au canal de l’Erdre toute la mélancolie d’un Nantes transformé par le temps. Lui qui aimait tant les paysages fluviaux s’attriste ici de la disparition de la belle Erdre, enterrée sous un tunnel, remplacée par un canal assoupi. Son regard oscille entre tendresse et résignation : il aime encore cette eau languissante, mais ne peut s’empêcher de regretter l’animation d’antan, les chalands affairés, les reflets mouvants d’une rivière libre. Dans ce poème, l’eau devient miroir de l’âme, reflétant la misère et la richesse, le poids du travail ouvrier et le passage inexorable du temps. Avec son style fluide et musical, Paul Fort fait du canal un symbole de l’histoire qui s’efface, laissant derrière elle un mélange de beauté persistante et de douce amertume.

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