La courbe de tes yeux - Paul Eluard
La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
Publié en 1926 dans le recueil Capitale de la douleur
Né Eugène Grindel en 1895, Paul Éluard incarne la quintessence de la poésie amoureuse française du XX<sup>e</sup> siècle, mêlant surréalisme et lyrisme intime. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale, il puise dans l’horreur des tranchées une soif de beauté absolue qui marquera son œuvre. La courbe de tes yeux, publié en 1926 dans Capitale de la douleur, cristallise son art de transfigurer le sentiment amoureux en paysage cosmique. Dédié à sa muse Gala – avant qu’elle ne devienne l’égérie de Dalí –, ce poème transforme un regard aimant en principe organisateur de l’univers : « Le monde entier dépend de tes yeux purs ».
Éluard y déploie un réseau d’images où l’organique (sang, cœur) dialogue avec le céleste (astres, aurores), créant une géométrie sentimentale hors du temps. Le mouvement circulaire initial (« Un rond de danse et de douceur ») évoque autant les rotations planétaires que l’étreinte amoureuse, abolissant frontières entre corps et cosmos. Cette alchimie verbale, caractéristique du surréalisme dont il fut l’un des piliers aux côtés de Breton et Aragon, révèle sa conviction que l’amour constitue la seule révolution durable. Même après son engagement politique des années 1930, cette foi en la puissance transfiguratrice du désir persistera, faisant de lui le chantre d’une intimité universelle.