À une Femme - Renée Vivien
Tendre à qui te lapide et mortelle à qui t’aime,
Faisant de l’attitude un frisson de poème,
O Femme dont la grâce enfantine et suprême
Triomphe dans la fange et les pleurs et le sang,
Tu n’aimes que la main qui meurtrit ta faiblesse,
La parole qui trompe et le baiser qui blesse,
L’antique préjugé qui meurt avec noblesse
Et le désir d’un jour qui sourit en passant.
Férocité passive, âme légère et douce,
Pour t’attirer, il faut que le geste repousse :
Ta chair inerte appelle, en râlant, la secousse
Et l’effort sans beauté du mâle triomphant.
Esclave du hasard, des choses et de l’heure,
Être ondoyant, en qui rien de vrai ne demeure,
Tu n’accueilles jamais la passion qui pleure
Ni l’amour qui languit sous ton regard d’enfant.
Le baume du banal et le fard du factice,
L’absurdité des lois, la vanité du vice
Et l’amant dont l’orgueil contente ton caprice,
Suffisent à ton cœur sans rêve et sans espoir.
Jamais tu ne t’éprends de la grâce d’un songe,
D’un reflet dont le charme expirant se prolonge,
D’un écho dans lequel le souvenir se plonge,
Jamais tu ne pâlis à l’approche du soir.
Publié en 1902 dans le recueil Cendres et Poussières
Renée Vivien, née Pauline Mary Tarn à Londres en 1877, incarne la figure paradoxale d’une poétesse britannique écrivant en français, dont l’œuvre sulfureuse et lyrique défia les conventions de la Belle Époque. Héritière d’une fortune familiale, elle fuit l’Angleterre victorienne à 23 ans pour s’établir à Paris, où elle forge son pseudonyme et explore sans tabou les amours saphiques. Son poème À une Femme (1902), extrait du recueil Cendres et Poussières, dépeint une vision cruelle de la féminité à travers un lyrisme acéré : « Tendre à qui te lapide et mortelle à qui t’aime ». Ces vers, mêlant admiration et désillusion, cristallisent sa révolte contre l’hypocrisie des rôles genrés, tout en révélant sa propre ambivalence amoureuse – elle qui vécut des passions tumultueuses avec Natalie Clifford Barney et la baronne Hélène de Zuylen. Marquée par l’influence de Sapho qu’elle traduisit, Vivien transforme la douleur des ruptures et la quête d’absolu en une poésie sombre et sensuelle, oscillant entre « agonie et amour ». Morte à 32 ans après une vie d’ excès et de créativité fulgurante, elle laisse une œuvre où l’érotisme se teinte de mysticisme, faisant d’elle une voix inclassable du symbolisme finissant.