Brise marine - Stéphane Mallarmé

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe

Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature !

 

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …

Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

 

Publié en 1893 dans le recueil Vers et Prose

Portrait de Stéphane MallarméNé en 1842 à Paris, Stéphane Mallarmé s’impose comme l’une des figures majeures du symbolisme français, mouvement cherchant à transcender le réel par le pouvoir suggestif du langage. Si son œuvre cultive une réputation d’hermétisme, Brise marine (publié en 1893 dans Vers et Prose) révèle une tension lyrique entre l’étreinte charnelle et l’appel métaphysique, faisant de ce poème un chant d’amour paradoxal où le désir se mue en quête d’absolu. Le vers inaugural – « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » – condense cette dualité : l’ennui existentiel y devient le catalyseur d’une évasion vers l’« exotique nature », métaphore mallarméenne de l’idéal inaccessible.

Mallarmé transpose ici son propre malaise face à la matérialité du monde – lui qui déclarait « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit » – en une odyssée intérieure où le navire symbolise autant le corps désirant que l’élan créateur. Les répétitions obsédantes (« Fuir ! là-bas fuir ! », « sans mâts, sans mâts ») scandent une marche rhythmique vers l’inconnu, tandis que l’image de la lampe éclairant le « vide papier » rappelle que l’acte d’écriture naît de cette faille entre réel et rêve. Paradoxalement, c’est dans le renoncement à l’étreinte (« ni la jeune femme allaitant son enfant ») que le poète atteint une forme de pureté amoureuse, délivrée des contingences temporelles.

Ce dialogue entre présence et absence, central dans l’œuvre de Mallarmé, fait de Brise marine bien plus qu’un simple poème d’amour : une méditation sur l’impossible saisie de l’être aimé, toujours fuyant comme l’horizon marin. Le « chant des matelots » final résonne alors comme un appel éternel – celui de l’âme humaine en quête d’un au-delà du sensible, thème qui inscrit Mallarmé parmi les explorateurs des passions intemporelles.

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