Lettre - François Coppée
Non, ce n’est pas en vous «un idéal» que j’aime,
C’est vous tout simplement, mon enfant, c’est vous-même.
Telle Dieu vous a faite, et telle je vous veux.
Et rien ne m’éblouit, ni l’or de vos cheveux,
Ni le feu sombre et doux de vos larges prunelles,
Bien que ma passion ait pris sa source en elles.
Comme moi, vous devez avoir plus d’un défaut ;
Pourtant c’est vous que j’aime et c’est vous qu’il me faut.
Je ne poursuis pas là de chimère impossible ;
Non, non ! mais seulement, si vous êtes sensible
Au sentiment profond, pur, fidèle et sacré,
Que j’ai conçu pour vous et que je garderai,
Et si nous triomphons de ce qui nous sépare,
Le rêve, chère enfant, où mon esprit s’égare,
C’est d’avoir à toujours chérir et protéger
Vous comme vous voilà, vous sans y rien changer.
Je vous sais le coeur bon, vous n’êtes point coquette ;
Mais je ne voudrais pas que vous fussiez parfaite,
Et le chagrin qu’un jour vous me pourrez donner,
J’y tiens pour la douceur de vous le pardonner.
Je veux joindre, si j’ai le bonheur que j’espère,
A l’ardeur de l’amant l’indulgence du père
Et devenir plus doux quand vous me ferez mal.
Voyez, je ne mets pas en vous «un idéal»
Et de l’humanité je connais la faiblesse ;
Mais je vous crois assez de coeur et de noblesse;
Pour espérer que, grâce à mon effort constant,
Vous m’aimerez un peu, moi qui vous aime tant !
Publié en 1877 dans le recueil L’Exilée
François Coppée (1842-1908), poète parnassien puis chantre du réalisme lyrique, incarne une transition littéraire entre l’idéalisme et l’intimisme bourgeois. Né à Paris, ce fonctionnaire du ministère de la Guerre devenu archiviste de la Comédie-Française connaît la gloire avec des pièces comme Le Passant (1869), avant de se tourner vers une poésie urbaine et populaire. Son recueil L’Exilée (1877) dont est extrait Lettre, révèle une sensibilité amoureuse originale. Ce poème rompt avec les canons romantiques en célébrant l’amour concret : « C’est vous tout simplement […] / Comme moi, vous devez avoir plus d’un défaut ». Par ce rejet de « l’idéal » au profit d’une tendresse humaine assumée (« l’indulgence du père » mêlée à « l’ardeur de l’amant »), Coppée invente un lyrisme conjugal moderne où l’imperfection devient gage d’authenticité. Ce positionnement, à contre-courant des passions exacerbées de son siècle, explique la postérité de cette œuvre qui parle d’amour durable plutôt que de fulgurances éphémères.