L’Archet - Charles Cros

À Mademoiselle Hjardemaal.

 

Elle avait de beaux cheveux, blonds

Comme une moisson d’août, si longs

Qu’ils lui tombaient jusqu’aux talons.

 

Elle avait une voix étrange,

Musicale, de fée ou d’ange,

Des yeux verts sous leur noire frange.

 

*

 

Lui, ne craignait pas de rival,

Quand il traversait mont ou val,

En l’emportant sur son cheval.

 

Car, pour tous ceux de la contrée,

Altière elle s’était montrée,

Jusqu’au jour qu’il l’eut rencontrée.

 

*

 

L’amour la prit si fort au cœur,

Que pour un sourire moqueur,

Il lui vint un mal de langueur.

 

Et dans ses dernières caresses :

« Fais un archet avec mes tresses,

Pour charmer tes autres maîtresses. »

 

Puis, dans un long baiser nerveux,

Elle mourut. Suivant ses vœux,

Il fit l’archet de ses cheveux.

 

*

 

Comme un aveugle qui marmonne,

Sur un violon de Crémone

Il jouait, demandant l’aumône.

 

Tous avaient d’enivrants frissons

À l’écouter. Car dans ces sons

Vivaient la morte et ses chansons.

 

*

 

Le roi, charmé, fit sa fortune.

Lui, sut plaire à la reine brune

Et l’enlever au clair de lune.

 

Mais, chaque fois qu’il y touchait

Pour plaire à la reine, l’archet

Tristement le lui reprochait.

 

*

 

Au son du funèbre langage,

Ils moururent à mi-voyage.

Et la morte reprit son gage.

 

Elle reprit ses cheveux, blonds

Comme une moisson d’août, si longs

Qu’ils lui tombaient jusqu’aux talons.

 

Publié en 1873 dans le recueil Le Coffret de santal

Portrait de Charles CrosCharles Cros (1842-1888), poète et inventeur audois à l’existence bohème, marqua la littérature par sa capacité à fusionner sensualité et mélancolie dans des vers d’une étonnante modernité. Connu pour ses fréquentations littéraires – Verlaine, Rimbaud ou les cercles symbolistes –, il cultiva un art poétique où l’amour se teinte souvent d’ironie tragique, comme en témoigne L’Archet, pièce maîtresse de son recueil Le Coffret de santal (1873). Ce poème dédié à Mary Hjardemaal, sa future épouse, métamorphose une chevelure blonde en archet magique, symbole d’un amour qui transcende la mort par la puissance évocatrice de l’art. À travers ce récit médiéval aux accents fantastiques – où la défunte exige que ses tresses deviennent instrument de musique –, Cros explore l’ambiguïté entre passion charnelle et souvenir spectral, chaque note rappelant au héros sa trahison posthume. Cette alchimie d’images baroques et de rythmes incantatoires, caractéristique de son œuvre, révèle un romantisme noir où le désir se mue en fatalité, faisant de Cros un précurseur méconnu du surréalisme. Si ses inventions scientifiques (comme le phonographe) restèrent dans l’ombre d’Edison, ses vers, tissés de jeux phonétiques et d’humour macabre, conservent une résonance troublante, L’Archet incarnant cette obsession pour les amours à la fois éphémères et éternelles.

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