Les Prunes - Alphonse Daudet

I

 

Si vous voulez savoir comment

Nous nous aimâmes pour des prunes,

Je vous le dirai doucement,

Si vous voulez savoir comment.

L’amour vient toujours en dormant,

Chez les bruns comme chez les brunes ;

 

En quelques mots voici comment

Nous nous aimâmes pour des prunes.

 

II

 

Mon oncle avait un grand verger

Et moi j’avais une cousine ;

Nous nous aimions sans y songer,

Mon oncle avait un grand verger.

Les oiseaux venaient y manger,

Le printemps faisait leur cuisine ;

Mon oncle avait un grand verger

Et moi j’avais une cousine.

 

III

 

Un matin nous nous promenions

Dans le verger, avec Mariette :

 

Tout gentils, tout frais, tout mignons,

Un matin nous nous promenions.

Les cigales et les grillons

Nous fredonnaient une ariette :

Un matin nous nous promenions

Dans le verger avec Mariette.

 

IV

 

De tous côtés, d’ici, de là,

Les oiseaux chantaient dans les branches,

En si bémol, en ut, en la,

De tous côtés, d’ici, de là.

Les prés en habit de gala

Étaient pleins de fleurettes blanches.

De tous côtés, d’ici, de là,

Les oiseaux chantaient dans les branches.

 

V

 

Fraîche sous son petit bonnet,

Belle à ravir, et point coquette,

Ma cousine se démenait,

Fraîche sous son petit bonnet.

Elle sautait, allait, venait,

Comme un volant sur la raquette :

Fraîche sous son petit bonnet,

Belle à ravir et point coquette.

 

VI

 

Arrivée au fond du verger,

Ma cousine lorgne les prunes ;

 

Et la gourmande en veut manger,

Arrivée au fond du verger.

L’arbre est bas ; sans se déranger

Elle en fait tomber quelques-unes :

Arrivée au fond du verger,

Ma cousine lorgne les prunes.

 

VII

 

Elle en prend une, elle la mord,

Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.

Mon pauvre cœur battait bien fort !

Elle en prend une, elle la mord.

Ses petites dents sur le bord

Avaient fait des points de dentelle…

Elle en prend une, elle la mord,

Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.

 

VIII

 

Ce fut tout, mais ce fut assez ;

Ce seul fruit disait bien des choses

(Si j’avais su ce que je sais !…)

Ce fut tout, mais ce fut assez.

Je mordis, comme vous pensez,

Sur la trace des lèvres roses :

Ce fut tout, mais ce fut assez ;

Ce seul fruit disait bien des choses.

 

IX

 

À MES LECTRICES.

 

Oui, mesdames, voilà comment

Nous nous aimâmes pour des prunes :

 

N’allez pas l’entendre autrement ;

Oui, mesdames, voilà comment.

Si parmi vous, pourtant, d’aucunes

Le comprenaient différemment,

Ma foi, tant pis ! voilà comment

Nous nous aimâmes pour des prunes.

 

Publié en 1858 dans le recueil Les Amoureuses

Portrait d'Alphonse DaudetAlphonse Daudet (1840-1897), souvent célébré pour ses romans provençaux ou ses contes nostalgiques comme Les Lettres de mon moulin, a pourtant débuté sa carrière dans l’intimité de la poésie. Les Prunes, tiré de son premier recueil Les Amoureuses (1858), révèle un jeune homme de 18 ans déjà habité par une sensibilité aiguë aux frémissements de l’amour juvénile. Ce poème, structuré en strophes répétitives évoquant une comptine, dépeint avec légèreté une scène de séduction innocente entre cousins dans un verger. Les refrains jouent sur la musicalité des mots (« Nous nous aimâmes pour des prunes »), transformant un fruit banal symbole d’un désir naissant. La cousine, « fraîche sous son petit bonnet », incarne une grâce spontanée, tandis que la morsure partagée dans une prune devient un geste chargé de sous-entendus malicieux (« Ses petites dents sur le bord / Avaient fait des points de dentelle… »). Daudet y capture l’instant fugace où l’enfance bascule vers l’éveil amoureux, sans drame ni complexité, dans un cadre bucolique peuplé de cigales et de fleurettes. Si le poète se détournera plus tard de la versification pour la prose, Les Prunes reste un témoignage charmant de sa capacité à transcender le quotidien en poésie intemporelle, où l’amour se niche dans un fruit offert et un regard échangé.

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