Madame la Marquise - Alfred de Musset

Vous connaissez que j’ai pour mie

Une Andalouse à l’oeil lutin,

Et sur mon coeur, tout endormie,

Je la berce jusqu’au matin.

 

Voyez-la, quand son bras m’enlace,

Comme le col d’un cygne blanc,

S’enivrer, oublieuse et lasse,

De quelque rêve nonchalant.

 

Gais chérubins ! veillez sur elle.

Planez, oiseaux, sur notre nid ;

Dorez du reflet de votre aile

Son doux sommeil, que Dieu bénit !

 

Car toute chose nous convie

D’oublier tout, fors notre amour :

Nos plaisirs, d’oublier la vie ;

Nos rideaux, d’oublier le jour.

 

Pose ton souffle sur ma bouche,

Que ton âme y vienne passer !

Oh ! restons ainsi dans ma couche,

Jusqu’à l’heure de trépasser !

 

Restons ! L’étoile vagabonde

Dont les sages ont peur de loin

Peut-être, en emportant le monde,

Nous laissera dans notre coin.

 

Oh ! viens ! dans mon âme froissée

Qui saigne encor d’un mal bien grand,

Viens verser ta blanche pensée,

Comme un ruisseau dans un torrent !

 

Car sais-tu, seulement pour vivre,

Combien il m’a fallu pleurer ?

De cet ennui qui désenivre

Combien en mon coeur dévorer ?

 

Donne-moi, ma belle maîtresse,

Un beau baiser, car je te veux

Raconter ma longue détresse,

En caressant tes beaux cheveux.

 

Or voyez qui je suis, ma mie,

Car je vous pardonne pourtant

De vous être hier endormie

Sur mes lèvres, en m’écoutant.

 

Pour ce, madame la marquise,

Dès qu’à la ville il fera noir,

De par le roi sera requise

De venir en notre manoir ;

 

Et sur mon coeur, tout endormie,

La bercerai jusqu’au matin,

Car on connaît que j’ai pour mie

Une Andalouse à l’oeil lutin.

 

Publié en 1829 dans le recueil Premières poésies

Portrait d'Alfred de mussetNé le 11 décembre 1810 à Paris, Alfred de Musset incarne l’âme tourmentée du romantisme français, marquée par une sensibilité exacerbée et une quête passionnée de l’amour. Issu d’une famille cultivée, il abandonne rapidement des études de droit et de médecine pour se consacrer à l’écriture, publiant dès 19 ans Contes d’Espagne et d’Italie, où percent déjà les thèmes de la passion et du désenchantement. Son œuvre, traversée par l’exaltation sentimentale, puise dans ses expériences personnelles, notamment sa relation tumultueuse avec George Sand, qui inspira des chefs-d’œuvre comme La Confession d’un enfant du siècle (1836) ou les Nuits, cycle poétique lyrique où l’amour se mêle à la souffrance.

Le poème Madame la Marquise, tiré des Premières poésies (1829), illustre son art de sublimer l’éphémère en éternel. À travers des vers envoûtants, Musset y célèbre l’ivresse amoureuse et l’oubli du monde, évoquant une Andalouse « à l’œil lutin » dont la présence apaise sa « longue détresse ». Ce dialogue entre tendresse et mélancolie, typique de son style, révèle une quête d’absolu où l’amour devient refuge contre l’ennui existentiel.

Malgré une carrière théâtrale contrastée, ses pièces comme On ne badine pas avec l’amour (1834) ou Lorenzaccio (1834) confirment son génie à mêler drame et lyrisme. Élu à l’Académie française en 1852, il meurt à 46 ans, laissant une œuvre où l’amour, fragile et ardent, reste gravé comme « un ruisseau dans un torrent ». Ses poèmes, portés par une musicalité envoûtante, continuent de vibrer au cœur des âmes romantiques.

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