Avec mes sens - Émile Verhaeren
Avec mes sens, avec mon coeur et mon cerveau,
Avec mon être entier tendu comme un flambeau
Vers ta bonté et vers ta charité
Sans cesse inassouvies,
Je t’aime et te louange et je te remercie
D’être venue, un jour, si simplement,
Par les chemins du dévouement,
Prendre, en tes mains bienfaisantes, ma vie.
Depuis ce jour,
Je sais, oh ! quel amour
Candide et clair ainsi que la rosée
Tombe de toi sur mon âme tranquillisée.
Je me sens tien, par tous les liens brûlants
Qui rattachent à leur brasier les flammes ;
Toute ma chair, toute mon âme
Monte vers toi, d’un inlassable élan ;
Je ne cesse de longuement me souvenir
De ta ferveur profonde et de ton charme,
Si bien que, tout à coup, je sens mes yeux s’emplir,
Délicieusement, d’inoubliables larmes.
Et je m’en viens vers toi, heureux et recueilli,
Avec le désir fier d’être à jamais celui
Qui t’est et te sera la plus sûre des joies.
Toute notre tendresse autour de nous flamboie ;
Tout écho de mon être à ton appel répond ;
L’heure est unique et d’extase solennisée
Et mes doigts sont tremblants, rien qu’à frôler ton front,
Comme s’ils y touchaient l’aile de tes pensées.
Publié en 1905 dans le recueil Les heures d’après-midi.
Émile Verhaeren (1855-1916) incarne l’âme vibrante d’un poète qui a fait de l’amour une épopée métaphysique. Né en Belgique, ce pilier du symbolisme européen a tissé, dans Avec mes sens (1905), un hymne à la fusion amoureuse où le corps et l’esprit s’élèvent en un seul cri vers l’aimée. Le poème, extrait des Heures d’après-midi, déploie une alchimie sensorielle : entre flammes brûlantes (« mon être entier tendu comme un flambeau ») et douceurs aqueuses (« candide et clair ainsi que la rosée »), Verhaeren sculpte l’amour comme une force tellurique reliant les amants au-delà du temps. Sa muse, Marthe Massin, épouse et compagne d’une vie, irradie chaque vers – ce « dévouement » évoqué n’est pas sans rappeler leur histoire intime, transformée en archétype universel. Le poète y explore les frontières de l’extase (« l’heure est unique et d’extase solennisée ») avec une intensité quasi mystique, mêlant tremblements physiques (« mes doigts sont tremblants ») et envols spirituels (« l’aile de tes pensées »). Par ce lyrisme charnel transcendé, Verhaeren inscrit sa passion dans la lignée des grands chants amoureux, de Sappho à Ronsard, tout en annonçant l’érotisme sacré d’un Éluard.