Les Tourterelles - Théodore de Banville
Et voy ces deux colombelles,
Qui font naturellement,
Doucement,
L’amour du bec et des ailes.
Ronsard.
Cependant qu’étrangère à la nature en fête,
Elle rêvait sans but sur sa couche défaite,
Le soleil frissonnait sur l’or et les damas ;
Le doux air de l’été, qui chasse les frimas,
Chargé de la couleur et du parfum des roses,
Entrait, et redonnait la vie à mille choses.
Le vin était de pourpre, et les cristaux de feu.
Alors, comme, en jouant, deux cygnes d’un lac bleu,
Comme deux lys jumeaux que leur beauté protège,
D’un vol silencieux, deux colombes de neige
Franchirent l’azur vaste et vinrent se poser
Sur la fenêtre ouverte, et dans un long baiser
Se becqueter sans fin en remuant les ailes.
Or, la douce beauté, voyant ces tourterelles,
(Tandis que de la mousse et des feuillages verts
S’exhalaient alentour mille parfums amers,)
Laissait, l’âme enivrée à la brise fleurie,
Dans le bleu de l’amour errer sa rêverie.
Dis-moi, que faisais-tu loin d’elle, ô bel enfant !
Tandis que sur son col et sur son dos charmant
Couraient à l’abandon ses tresses envolées,
Que faisais-tu, perdu sous les longues saulées,
Et que te disaient donc, ô timide rêveur !
Les brises de l’été si pleines de saveur ?
Avril 1845.
Publié en 1846 dans le recueil Les Stalactites
Né en 1823 et mort en 1891, Théodore de Banville, figure majeure du Parnasse, sculpta une poésie où l’amour se pare d’atemporalité, mêlant grâce classique et sensualité romantique. Dans Les Tourterelles (1846), extrait des Stalactites, il revisite le thème des amants à travers une métaphore aviaire inspirée de Ronsard, transformant le baiser des colombes en symbole d’une passion pure, libérée des contingences humaines. Ce poème, baigné d’images baroques – cristaux de feu, damas dorés, parfums de roses –, révèle son art de transfigurer l’érotisme en allégorie. Banville, souvent opposé au lyrisme tourmenté de ses contemporains, y célèbre plutôt l’ivresse sensuelle comme acte poétique en soi, où les corps deviennent paysage (« chevelure envolée », « brasiers estivaux »). Son influence sur les symbolistes, notamment Mallarmé, tient à cette alchimie entre concret et idéal : chez lui, chaque détail (une mousse, une brise) devient reliquaire d’émotions universelles. Par ce jeu de métamorphoses, il inscrit l’éphémère amoureux dans le marbre littéraire, faisant des amants de 1845 les frères jumeaux de ceux chantés par Pétrarque ou Louise Labé.