Guirlande de Lou - Guillaume Apollinaire
Je fume un cigare à Tarascon en humant un café
Des goumiers en manteau rouge passent près de l’hôtel des Empereurs
Le train qui m’emporta t’enguirlandait de tout mon souvenir nostalgique
Et ces roses si roses qui fleurissent tes seins
C’est mon désir joyeux comme l’aurore d’un beau matin
*
Une flaque d’eau trouble comme mon âme
Le train fuyait avec un bruit d’obus de 120 au terme de sa course
Et les yeux fermés je respirais les héliotropes de tes veines
Sur tes jambes qui sont un jardin plein de marbres
Héliotropes ô soupirs d’une Belgique crucifiée
*
Et puis tourne tes yeux ce réséda si tendre
Ils exhalent un parfum que mes yeux savent entendre
L’odeur forte et honteuse des Saintes violées
Des sept Départements où le sang a coulé
*
Hausse tes mains Hausse tes mains ces lys de ma fierté
Dans leur corolle s’épure toute l’impureté
Ô lys ô cloches des cathédrales qui s’écroulent au nord
Carillons des Beffrois qui sonnent à la mort
Fleurs de lys fleurs de France ô mains de mon amour
Vous fleurissez de clarté la lumière du jour
*
Tes pieds tes pieds d’or touffes de mimosas
Lampes au bout du chemin fatigues des soldats
— Allons c’est moi ouvre la porte je suis de retour enfin
— C’est toi assieds-toi entre l’ombre et la tristesse
— Je suis couvert de boue et tremble de détresse
Je pensais à tes pieds d’or pâle comme à des fleurs
— Touche-les ils sont froids comme quelqu’un qui meurt
*
Les lilas de tes cheveux qui annoncent le printemps
Ce sont les sanglots et les cris que jettent les mourants
Le vent passe au travers doux comme nos baisers
Le printemps reviendra les lilas vont passer
*
Ta voix, ta voix fleurit comme les tubéreuses
Elle enivre la vie ô voix ô voix chérie
Ordonne ordonne au temps de passer bien plus vite
Le bouquet de ton corps est le bonheur du temps
Et les fleurs de l’espoir enguirlandent tes tempes
Les douleurs en passant près de toi se métamorphosent
— Écroulements de flammes morts frileuses hématidroses —
En une gerbe où fleurit La Merveilleuse Rose
Tarascon, 24 janvier 1915
Publié en 1959 dans le recueil Œuvres poétiques (extraits) Poèmes à Lou, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, (p. 392-393).
Guillaume Apollinaire (1880-1918), poète français aux origines polonaises et italiennes, a marqué la littérature par son audace formelle et sa fusion entre érotisme et lyrisme moderne. Engagé volontaire en 1914 malgré sa naturalisation tardive, il compose Guirlande de Lou en janvier 1915, adressée à Louise de Coligny-Châtillon, sa muse rencontrée à Nice. Ce poème, publié posthume en 1959, mêle l’urgence amoureuse aux fracas de la Grande Guerre : les « obus de 120 » résonnent avec les « héliotropes de tes veines », transformant le corps aimé en paysage symbolique où se croisent désir (« ces roses si roses qui fleurissent tes seins ») et mélancolie (« Une flaque d’eau trouble comme mon âme »). Apollinaire y déploie un langage sensoriel, comparant les cheveux de Lou à des « lilas » printaniers et ses pieds à des « mimosas » dorés, tout en intégrant des images sacrées (« Fleurs de lys fleurs de France ») qui élèvent la passion au rang d’expérience mystique. Cette oscillation entre sensualité charnelle et métaphores guerrières cristallise son génie : transformer l’intime en universel, faisant de Lou une héroïne éternelle traversant les « écroulements de flammes » de l’Histoire.