Chanson de la plus haute tour - Arthur Rimbaud

Oisive jeunesse

A tout asservie,

Par délicatesse

J’ai perdu ma vie.

Ah ! Que le temps vienne

Où les coeurs s’éprennent.

 

Je me suis dit : laisse,

Et qu’on ne te voie :

Et sans la promesse

De plus hautes joies.

Que rien ne t’arrête,

Auguste retraite.

 

J’ai tant fait patience

Qu’à jamais j’oublie ;

Craintes et souffrances

Aux cieux sont parties.

Et la soif malsaine

Obscurcit mes veines.

 

Ainsi la prairie

A l’oubli livrée,

Grandie, et fleurie

D’encens et d’ivraies

Au bourdon farouche

De cent sales mouches.

 

Ah ! Mille veuvages

De la si pauvre âme

Qui n’a que l’image

De la Notre-Dame !

Est-ce que l’on prie

La Vierge Marie ?

 

Oisive jeunesse

A tout asservie,

Par délicatesse

J’ai perdu ma vie.

Ah ! Que le temps vienne

Où les coeurs s’éprennent !

 

Publié en 1872 dans le recueil Derniers vers

Né en 1854 à Charleville, Arthur Rimbaud, enfant prodige de la poésie française, a marqué la littérature par une œuvre fulgurante et une vie romanesque. À 17 ans, il écrit Chanson de la plus haute tour (1872), poème oscillant entre désillusion et quête d’absolu, où l’amour se révèle moins comme une romance que comme une aspiration métaphysique. Le vers « Oisive jeunesse / À tout asservie » résume son conflit entre liberté créatrice et aliénation existentielle, thème récurrent chez ce poète qui abandonna l’écriture à 20 ans.

Dans ce texte, Rimbaud transpose sa turbulence intime – notamment sa relation passionnelle avec Paul Verlaine – en une méditation sur l’attente amoureuse (« Ah ! Que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent »). L’amour y est un miroir brisé : entre spiritualité (« l’image / De la Notre-Dame ») et matérialité crue (« cent sales mouches »), il incarne l’impossible synthèse entre pureté et désir. La répétition du refrain souligne ce vertige, mêlant l’exaltation juvénile à une lucidité désenchantée.

Bien que Rimbaud ait fui la poésie pour l’aventure, ces vers restent un testament de l’amour comme force destructrice et régénératrice, bien au-delà des conventions romantiques de son époque.

Panier
Retour en haut