Nocturne - Charles Cros
À Arsène Houssaye.
Bois frissonnants, ciel étoilé,
Mon bien-aimé s’en est allé,
Emportant mon cœur désolé !
Vents, que vos plaintives rumeurs,
Que vos chants, rossignols charmeurs,
Aillent lui dire que je meurs !
Le premier soir qu’il vint ici
Mon âme fut à sa merci.
De fierté je n’eus plus souci.
Mes regards étaient pleins d’aveux.
Il me prit dans ses bras nerveux
Et me baisa près des cheveux.
J’en eus un grand frémissement ;
Et puis, je ne sais plus comment
Il est devenu mon amant.
Et, bien qu’il me fût inconnu,
Je l’ai pressé sur mon sein nu
Quand dans ma chambre il est venu.
*
Je lui disais : « Tu m’aimeras
Aussi longtemps que tu pourras ! »
Je ne dormais bien qu’en ses bras.
Mais lui, sentant son cœur éteint,
S’en est allé l’autre matin,
Sans moi, dans un pays lointain.
*
Puisque je n’ai plus mon ami,
Je mourrai dans l’étang, parmi
Les fleurs, sous le flot endormi.
Au bruit du feuillage et des eaux,
Je dirai ma peine aux oiseaux
Et j’écarterai les roseaux.
Sur le bord arrêtée, au vent
Je dirai son nom, en rêvant
Que là je l’attendis souvent.
Et comme en un linceul doré,
Dans mes cheveux défaits, au gré
Du flot je m’abandonnerai.
*
Les bonheurs passés verseront
Leur douce lueur sur mon front ;
Et les joncs verts m’enlaceront.
Et mon sein croira, frémissant
Sous l’enlacement caressant,
Subir l’étreinte de l’absent.
*
Que mon dernier souffle, emporté
Dans les parfums du vent d’été,
Soit un soupir de volupté !
Qu’il vole, papillon charmé
Par l’attrait des roses de mai,
Sur les lèvres du bien-aimé !
Publié en 1873 dans le recueil Le Coffret de santal
Charles Cros (1842-1888), poète et inventeur audois, incarne une figure singulière de la bohème parisienne où science et littérature se mêlaient aux passions tumultueuses. Si son génie technique le poussa à concevoir un prototype de phonographe avant Edison, c’est dans Le Coffret de santal (1873) qu’il déploya l’ardeur sensuelle de son lyrisme, notamment à travers Nocturne, chef-d’œuvre d’érotisme mélancolique. Ce poème, dédié à Arsène Houssaye, dépeint une scène nocturne où une femme éperdue confie son corps et son âme à un amant fugace, sur un fond de paysage lunaire et de symboles mortuaires. Les vers « Je lui disais : Tu m’aimeras / Aussi longtemps que tu pourras ! » résument l’essence tragique de son romantisme : une tension entre désir charnel et pressentiment de l’abandon, portée par des images de clairs-obscurs et de nature animée. Inspiré par ses liaisons passionnées, notamment avec Nina de Villard qui domina les salons littéraires, Cros y fusionne la précision d’un peintre impressionniste et la musicalité des symbolistes, créant une langue où chaque sensation devient un paysage intérieur. Son œuvre, longtemps éclipsée par ses inventions, retrouve aujourd’hui sa place parmi les grands textes amoureux du XIXe siècle, où la modernité rime avec éternité du sentiment.