L'Etrangère - Louis Aragon
Il existe près des écluses
Un bas quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s’use
À démêler le tien du mien
En bande on s’y rend en voiture,
Ordinairement au mois d’août,
Ils disent la bonne aventure
Pour des piments et du vin doux.
On passe la nuit claire à boire
On danse en frappant dans ses mains,
On n’a pas le temps de le croire
Il fait grand jour et c’est demain.
On revient d’une seule traite
Gais, sans un sou, vaguement gris,
Avec des fleurs plein les charrettes
Son destin dans la paume écrit.
J’ai pris la main d’une éphémère
Qui m’a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d’outremer
Elle en montrait la déraison.
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon,
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant !
Celle-ci parla vite vite
De l’odeur des magnolias,
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia.
En ce temps-là, j’étais crédule
Un mot m’était promission,
Et je prenais les campanules
Pour des fleurs de la passion.
À chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit,
Et la plus banale romance
M’est éternelle poésie
Nous avions joué de notre âme
Un long jour, une courte nuit,
Puis au matin : « Bonsoir madame »
L’amour s’achève avec la pluie.
1956 publié dans le recueil Le Roman inachevé
Je suis Louis Aragon, né en 1897, et ma poésie est un mélange de passion, de politique et de quête d’émotions profondes. Dans L’Étrangère, je parle de l’été avec une sensualité particulière, en évoquant un amour intense et mélancolique, comme une rencontre avec un monde lointain et mystérieux. L’été, pour moi, est une période où les sentiments sont exacerbés, où la chaleur et la lumière semblent amplifier l’intensité de l’existence. Ce poème est une réflexion sur l’amour et la distance, la beauté et la douleur, et j’emploie l’été comme une métaphore de cette union et de cette séparation. L’Étrangère est une exploration de la complexité des émotions humaines, et la chaleur de l’été y devient le cadre de cette relation mystérieuse et inaccessibile. C’est un poème où les contradictions de l’amour sont magnifiées par l’intensité de la saison.