A la lumière d’hiver - Philippe Jaccottet
I
Fleurs, oiseaux, fruits, c’est vrai, je les ai conviés,
je les ai vus, montrés, j’ai dit :
« c’est la fragilité même qui est la force »,
facile à dire ! et trop facile de jongler
avec le poids des choses une fois changée en mots !
On bâtissait le char d’Elie avec des graines
légères, des souffles, des lueurs, on prétendait
se vêtir d’air comme les oiseaux et les saints…
Frêles signes, maison de brume ou d’étincelles
jeunesse…
puis les portes se ferment en grinçant
l’une après l’autre.
Et néanmoins je dis encore,
non plus porté par la course du sang, non plus ailé
hors de tout enchantement,
trahi par tous les magiciens et tous les dieux,
depuis longtemps fui par les nymphes
même au bord des rivières transparentes
et même à l’aube,
mais en me forçant à parler, plus têtu
que l’enfant quand il grave avec peine son nom
sur la table d’école,
j’insiste, quoique je ne sache plus les mots,
quoique ce ne soit pas ainsi la juste voie
– qui est droite comme la course de l’amour
vers la cible, la rose le soir enflammée,
alors que moi, j’ai une canne obscure
qui, plus qu’elle ne trace aucun chemin, ravage
la dernière herbe sur ses bords, semée
peut-être un jour par la lumière pour un plus
hardi marcheur…
*
« Oui, oui, c’est vrai, j’ai vu la mort au travail
et, sans aller chercher la mort, le temps aussi,
tout près de moi, sur moi, j’en donne acte à mes deux yeux,
adjugé ! Sur la douleur, on en aurait trop long à dire.
Mais quelque chose n’est pas entamé par ce couteau
ou se referme après son coup comme l’eau derrière sa barque. »
*
Lapidez-moi encore de ces pierres du temps
qui ont détruit les dieux et les fées,
que je sache ce qui résiste à leur parcours et à leur chute. »
Si j’étais quelque chose entre les choses, comme
l’espace entre tilleul et laurier dans le jardin,
comme l’air froid sur les yeux et la bouche
quand on franchit, sans plus penser, sa vie,
si c’était oui, ce simple pas risqué
dehors…
Pensée subtile, mais quelle pensée,
si l’étoffe du corps se déchire, la recoudra ?
*
Un homme qui vieillit est un homme plein d’images
raides comme du fer en travers de sa vie,
n’attendez plus qu’il chante avec ces clous dans la gorge.
Autrefois la lumière nourrissait sa bouche,
maintenant il raisonne et se contraint.
Or, on peut raisonner sur la douleur, sur la joie,
démontrer, semble-t-il, presque aisément
l’inanité de l’homme. On peut parler
comme je parle à présent dans cette chambre
qui n’est pas encore en ruines, par ces lèvres
que ne coud pas encore le fil de la mort,
indéfiniment.
Toutefois, on dirait
que cette espèce-là de parole, brève ou prolixe,
toujours autoritaire, sombre, comme aveugle,
n’atteint plus son objet, aucun objet, tournant
sans fin sur elle-même, de plus en plus vide,
alors qu’ailleurs, plus loin qu’elle ou simplement
à coté, demeure ce qu’elle a longtemps cherché.
Les mots devraient-ils donc faire sentir
ce qu’ils n’atteignent pas, qui leur échappe,
dont ils ne sont pas maîtres, leur envers ?
De nouveau, je m’égare en eux,
de nouveau ils font écran, je n’en ai plus
le juste usage,
quand toujours plus loin
se dérobe le reste inconnu, la clef dorée,
et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux…
II
Aide-moi maintenant, air noir et frais, cristal
noir. Les légères feuilles bougent à peine,
comme pensées d’enfants endormis. Je traverse
la distance transparente, et c’est le temps
même qui marche ainsi dans ce jardin,
comme il marche plus haut de toit en toit, d’étoile
en étoile, c’est la nuit même qui passe.
Je fais ces quelques pas avant de remonter
là où je ne sais plus ce qui m’attend, compagne
tendre ou détournée, servantes si dociles
de nos rêves ou vieux visage suppliant…
la lumière du jour, en se retirant
– comme un voile
tombe et reste un instant visible autour
des beaux pieds nus –
découvre la femme d’ébène
et de cristal, la grande femme de soie noire
dont les regards brillent encore pour moi
de tous ses yeux peut-être éteints depuis longtemps.
La lumière du jour s’est retirée, elle révèle,
à mesure que le temps passe et que j’avance
en ce jardin, conduit par le temps,
autre chose
– au-delà de la belle sans relâche poursuivie,
de la reine du bal où nul ne fut jamais convié,
avec ses fermoirs d’or qui n’agrafent plus nulle robe –
autre chose de plus caché, mais de plus proche…
Ombres calmes, buissons tremblant à peine, et les couleurs,
elles aussi, ferment les yeux. L’obscurité
lave la terre.
C’est comme si l’immense
porte peinte du jour avait tourné
sur ses gonds invisibles, et je sors dans la nuit,
je sors enfin, je passe, et le temps passe
aussi la porte sur mes pas.
Le noir n’est plus ce mur
encrassé par la suie du jour éteint,
je le franchis, c’est l’air limpide, taciturne,
j’avance parmi les feuilles apaisées,
je puis enfin faire ces quelques pas, léger,
comme l’ombre de l’air,
l’aiguille du temps brille et court dans la soie noire,
mais je n’ai plus de mètre dans les mains,
rien que de la fraîcheur, une fraîcheur obscure
dont on recueille le parfum rapide avant le jour.
(Chose brève, le temps de quelques pas dehors,
mais plus étrange encore que les mages et les dieux)
*
Une étrangère s’est glissée dans mes paroles,
beau masque de dentelle avec, entre les mailles,
deux perles, plusieurs perles, larmes ou regards.
De la maison des rêves sans doute sortie,
elle m’a effleuré de sa robe en passant
– ou si cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure ? –
et déjà je la suis, parce que faible
et presque vieux, comme on poursuit un souvenir ;
mais je ne la rejoindrai pas plus que les autres
qu’on attend à la porte de la cour ou de la loge
dont le jour trop tôt revenu tourne la clef…
Je pense que je n’aurai pas dû la laisser
apparaître dans mon cœur ; mais n’est-il pas permis
de lui faire un peu de place, qu’elle approche
– on ne sait pas son nom, mais on boit son parfum,
son haleine et, si elle parle, son murmure –
et qu’à jamais inapprochée, elle s’éloigne
et passe, tant que s’éclairent encore les lanternes de papier
de l’acacia ?
Laissez-moi la laisser passer, l’avoir vue encore une fois,
puis je la quitterai sans qu’elle m’ait même aperçu,
je monterai les quelques marches fatiguées
et, rallumant la lampe, reprendrai la page
avec des mots plus pauvres et plus justes, si je puis.
*
Nuages de novembre, oiseaux sombres par bandes qui traînez
et laissez après vous aux montagnes un peu
des plumes blanches de vos ventres,
longs miroirs des routes désertes, des fossés,
terre de plus en plus visible et grande, tombe
et déjà berceau des herbes,
le secret qui vous lie,
arrive-t-il qu’on cesse de l’entendre un jour ?
Ecoute, écoute mieux, derrière
tous les murs, à travers le vacarme croissant
qui est en toi et hors de toi,
écoute… Et puise dans l’eau invisible
où peut-être boivent encore d’invisibles bêtes
après d’autres, depuis toujours, qui sont venues,
silencieuses, blanches, lentes, au couchant
(ayant été dès l’aube obéissante au soleil sur le grand pré),
laper cette lumière qui ne s’éteint pas la nuit
mais seulement se couvre d’ombre, à peine,
comme se couvrent les troupeaux d’un manteau de sommeil.
*
… Et le ciel serait-il clément tout un hiver,
le laboureur avec patience ayant conduit ce soc
ou peut-être Vénus aura paru parfois
entre la boue et les buées de l’aube,
verra-t-il croire en mars, à ras de terre,
une herbe autre que l’herbe ?
*
Tout cela qui me revient encore – peu souvent –
n’est-il que rêve, ou dans le rêve
y a-t-il un reflet qu’il faille préserver
comme on garde la flamme d’être par le vent ruinée,
ou qu’on puisse répandre en libation dans le sol
sur quoi nos pas se font plus lents, plus trébuchants
avant d’y enfoncer ? (déjà ils y enfoncent.)
L’eau que l’on ne boira jamais, la lumière
que ces yeux trop faibles ne pourront pas voir,
je n’en ai pas perdu encore la pensée…
Mais le verre de l’aube se brise un peu vite,
le monde tout entier n’est plus qu’un vase de terre
dont on voit maintenant grandir les fêlures,
et notre crâne une cruche d’os
bientôt bonne à jeter.
Qu’est-ce toutefois, dedans, que cette eau amère
ou douce à boire ?
*
Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur ,
une eau que la peine a salée.
La seule grâce à demander aux dieux lointains,
aux dieux muets, aveugles, détournés,
à ces fuyards,
ne serait-elle pas que toute larme répandue
sur le visage proche
dans l’invisible terre fit germer
un blé inépuisable ?
*
L’hiver, le soir :
alors, parfois l’espace
ressemble à une chambre boisée
avec des rideaux bleus de plus en plus sombres
où s’usent les derniers reflets du feu,
puis la neige s’allume contre le mur
telle une lampe froide.
Où serait-ce déjà la lune qui, en s’élevant,
se lave de toute poussière
et de la buée de nos bouches ?
*
Ecoute, vois : ne monte-t-il pas quelque chose
de la terre, de beaucoup plus bas,
comme une lumière, par vagues, comme un Lazare
blessé, surpris, par lents battements d’ailes
blanches – alors qu’un instant tout se tait,
et c’est vraiment ici où nous sommes, apeurés –
et ne descend-il pas aussi de plus loin que le ciel
à leur rencontre d’autres vols, plus blancs
– pour n’être pas passés parmi les racines boueuses –
et ne courent-ils pas à présent les uns vers les autres
de plus en plus vite, à la manière
des rencontres d’amour ?
Ah pense-le, quoi qu’il en soit, dis-le,
dis que cela peut être vu,
que vous saurez encore courir comme cela,
mais bien cachés dans le manteau rêche de la nuit.
*
Sur tout cela maintenant je voudrais
que descende la neige, lentement,
qu’elle se pose sur les choses tout au long du jour
– elle qui parle toujours à voix basse –
et qu’elle fasse le sommeil des graines,
d’être ainsi protégé, plus patient.
Et nous saurions que le soleil encore,
cependant, passe au-delà,
que, si elle se lasse, il redeviendra même un moment
visible, comme la bougie derrière son écran jauni.
Alors, je me ressouviendrais de ce visage
qui demeure, lui aussi, derrière
la lente chute des cristaux humides,
qui change, avec ses yeux limpides ou en larmes,
impatiemment fidèles…
Et, caché par la neige,
de nouveau j’oserais louer leur clarté bleue.
*
Fidèles yeux de plus en plus faibles jusqu’à
ce que les miens se ferment, et après eux, l’espace
comme un éventail peint dont il ne resterait plus
qu’un frêle manche d’os, une trace glacée
pour les seuls yeux sans paupières d’autres astres.
1977
Je suis Philippe Jaccottet, né en 1925, poète suisse d’expression française, et mon œuvre est marquée par une quête de simplicité et de vérité. Dans À la lumière d’hiver, je contemple l’hiver comme une saison de clarté fragile et de silence profond, où le paysage révèle une beauté épurée. Ce poème est une méditation sur l’essence des choses, une tentative de saisir le monde dans son état le plus nu et le plus vulnérable. Mon écriture, sobre et contemplative, explore les sensations de froid et de lumière diffuse, cherchant à toucher une vérité intérieure, même dans l’immobilité glacée de la saison.