Rose Blanche (Rue Saint-Vincent) - Aristide Bruant
Elle avait sous sa toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p’tit air innocent.
On l’appelait rose, elle était belle,
a’ sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent.
Elle avait pas connu son père,
elle avait p’us d’mère,
et depuis 1900,
a’ d’meurait chez sa vieille aïeule
Où qu’a’ s’élevait comme ça, toute seule,
rue Saint-Vincent.
A’ travaillait déjà pour vivre
et les soirs de givre,
dans l’froid noir et glaçant,
son p’tit fichu sur les épaules,
a’ rentrait par la rue des Saules,
rue Saint-Vincent.
Elle voyait dans les nuit gelées,
la nappe étoilée,
et la lune en croissant
qui brillait, blanche et fatidique
sur la p’tite croix d’la basilique,
rue Saint-Vincent.
L’été, par les chauds crépuscules,
a rencontré Jules,
qu’était si caressant,
qu’a’ restait la soirée entière,
avec lui près du vieux cimetière,
rue Saint-Vincent.
Et je p’tit Jules était d’la tierce
qui soutient la gerce,
aussi l’adolescent,
voyant qu’elle marchait pantre,
d’un coup d’surin lui troua l’ventre,
rue Saint-Vincent.
Quand ils l’ont couché sur la planche,
elle était toute blanche,
même qu’en l’ensevelissant,
les croque-morts disaient qu’la pauv’ gosse
était crevé l’soir de sa noce,
rue Saint-Vincent.
Elle avait une belle toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p’tit air innocent.
On l’appelait rose, elle était belle,
a’ sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent.
1911 – dans le recueil Dans la rue
Je suis Aristide Bruant, né en 1851, chansonnier, poète et amoureux de Paris, mais surtout de ses marges. Montmartre, ses ruelles, ses figures populaires, c’est là que j’ai trouvé mon inspiration et ma voix. Dans mon poème Rose Blanche (Rue Saint-Vincent), je raconte une histoire tragique et poignante, celle d’une jeune fille de la butte, belle et innocente, emportée par la dureté de la vie. Montmartre, c’est ça : la beauté brute mêlée à la misère, l’éclat des étoiles sur la basilique et l’ombre des drames quotidiens. À travers mes mots, je voulais donner une voix aux oubliés, à ceux dont la vie, bien que courte et difficile, mérite d’être chantée et mémorisée. Paris, pour moi, ce n’est pas seulement le faste, c’est surtout les âmes des rues, des quartiers populaires, et l’humanité qui s’en dégage, même dans la tragédie.