Parisien, mon frère à jamais étonné - Paul Verlaine
Parisien, mon frère à jamais étonné,
Montons sur la colline où le soleil est né
Si glorieux qu’il fait comprendre l’idolâtre,
Sous cette perspective inconnue au théâtre.
D’arbres au vent et de poussière d’ombre et d’or.
Montons. Il est si frais encor, montons encor.
Là ! nous voilà placés comme dans une « loge
De face », et le décor vraiment tire un éloge,
La cathédrale énorme et le beffroi sans fin.
Ces toits de tuile sous ces verdures, le vain
Appareil des remparts pompeux et grands quand même,
Ces clochers, cette tour, ces autres, sur l’or blême
Des nuages à l’ouest réverbérant l’or dur
De derrière chez nous, tous ces lourds joyaux sur
Ces ouates, n’est-ce pas, l’écrin vaut le voyage,
Et c’est ce qu’on peut dire un brin de paysage ?
— Mais descendons, si ce n’est pas trop abuser
De vos pieds las, à fin seule de reposer
Vos yeux qui n’ont jamais rien vu que Montmartre,
— « Campagne » vert de plaie et ville blanc de dartre
(Et les sombres parfums qui grimpent de Pantin !) —
Donc, par ce lent sentier de rosée et de thym,
Cheminons vers la ville au long de la rivière,
Sous les frais peupliers, dans la fine lumière.
L’une des portes ouvre une rue, entrons-y.
Aussi bien, c’est le point qu’il faut, l’endroit choisi :
Si blanches, les maisons anciennes, si bien faites.
Point hautes, çà et là des bronches sur leurs faîtes,
Si doux et sinueux le cours de ces maisons,
Comme un ruisseau parmi de vagues frondaisons,
Profilant la lumière et l’ombre en broderies
Au lieu du long ennui de vos haussmanneries,
Et si gentil l’accent qui confine au patois
De ces passants naïfs avec leurs yeux matois !…
Des places ivres d’air et de cris d’hirondelles
Où l’histoire proteste en formules fidèles
À la crête des toits comme au fer des balcons,
Des portes ne tournant qu’à regret sur leurs gonds,
Jalouses de garder l’honneur et la famille…
Ici tout vit et meurt calme, rien ne fourmille,
Le « Théâtre » fait four, et ce dieu des brouillons.
Le « Journal » n’en est plus à compter ses bouillons,
L’amour même prétend conserver ses noblesses
Et le vice se gobe en de rares drôlesses.
Enfin rien de Paris, mon frère « dans nos murs ».
Que les modes… d’hier, et que les fruits bien mûrs
De ce fameux progrès que vous mangez en herbe.
Du reste on vit à l’aise. Une chère superbe,
La raison raisonnable et l’esprit des aïeux,
Beaucoup de sain travail, quelques loisirs joyeux,
Et ce besoin d’avoir peur de la grande route !
Avouez, la province est bonne, somme toute.
Et vous regrettez moins que tantôt la « splendeur »
Du vieux monstre, et son pouls fébrile, et cette odeur !
1881 dans le recueil Sagesse.
Je suis Paul Verlaine, né en 1844, poète des contrastes et des nuances. Paris, avec son tumulte et ses lumières, a toujours eu une place ambivalente dans mon cœur. Dans mon poème Parisien, mon frère à jamais étonné, publié en 1881 dans le recueil Sagesse, je mêle admiration et critique pour cette ville fascinante et oppressante à la fois. À travers ces vers, j’invite le lecteur à prendre du recul, à monter sur une colline imaginaire pour voir Paris autrement, loin de son agitation, de ses excès et de ses fausses promesses. J’évoque avec tendresse la simplicité et la sérénité de la province, tout en reconnaissant l’attrait irrésistible de la capitale. Ce poème, c’est ma réflexion sur Paris et la vie moderne : un mélange de splendeur et de fatigue, de beauté et de désillusion. Pour moi, Paris reste un vieux monstre séduisant, difficile à aimer pleinement, mais impossible à ignorer.