Colloque sentimental - Paul Verlaine

Dans le vieux parc solitaire et glacé,

Deux formes ont tout à l’heure passé.

 

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,

Et l’on entend à peine leurs paroles.

 

Dans le vieux parc solitaire et glacé,

Deux spectres ont évoqué le passé.

 

– Te souvient-il de notre extase ancienne ?

– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

 

– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?

Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

 

– Ah ! les beaux jours de bonheur indicible

Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible.

 

– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !

– L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

 

Tels ils marchaient dans les avoines folles,

Et la nuit seule entendit leurs paroles.

 

Publié en 1869 dans le recueil Fêtes galantes

Portrait de Paul VerlainePaul Verlaine (1844-1896), figure majeure du symbolisme français, a marqué la littérature par sa poésie empreinte de musicalité et d’émotions contradictoires, notamment à travers ses explorations des amours tourmentés. Issu d’une famille bourgeoise, il publie dès 1866 les Poèmes saturniens, révélant un style fluide où se mêlent rêverie et mélancolie. Son recueil Fêtes galantes (1869) – dont est extrait le célèbre « Colloque sentimental » – transpose dans un cadre XVIIIème siècle des dialogues fantomatiques où deux amants évoquent un passé disparu, créant une tension entre l’idéalisation romantique et l’amertume du présent. Ce poème, construit comme un échange spectral dans un « vieux parc solitaire et glacé », cristallise sa vision de l’amour comme blessure persistante, où les « beaux jours de bonheur indicible » se heurtent au silence de la désillusion. Cette ambivalence reflète sa vie personnelle chaotique, marquée par sa passion destructrice avec Rimbaud (1871-1873) – relation qui inspira Romances sans paroles (1874) – et son emprisonnement pour avoir blessé le jeune poète. Malgré ses errances alcooliques et sa déchéance sociale, Verlaine renouvela l’écriture amoureuse en privilégiant les rythmes impairs et les évocations suggestives, influençant des générations de poètes. « Colloque sentimental », par son dialogue désincarné et son paysage hivernal, demeure une méditation universelle sur la mémoire affective, où l’écho des passions défuntes hante bien au-delà des siècles.

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