L’Amour et la Folie - Jean de La Fontaine

Tout est mystère dans l’amour,

Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance :

Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour

Que d’épuiser cette science.

Je ne prétends donc point tout expliquer ici :

Mon but est seulement de dire, à ma manière,

Comment l’aveugle que voici

(C’est un dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière,

Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien ;

J’en fais juge un amant, et ne décide rien.

La Folie et l’Amour jouaient un jour ensemble :

Celui-ci n’était pas encor privé des yeux.

Une dispute vint : l’Amour veut qu’on assemble

Là-dessus le conseil des dieux ;

L’autre n’eut pas la patience ;

Elle lui donne un coup si furieux,

Qu’il en perd la clarté des cieux.

Vénus en demande vengeance.

Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris :

Les dieux en furent étourdis,

Et Jupiter, et Némésis,

Et les juges d’enfer, enfin toute la bande.

Elle représenta l’énormité du cas :

Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas :

Nulle peine n’était pour ce crime assez grande :

Le dommage devait être aussi réparé.

Quand on eut bien considéré

L’intérêt du public, celui de la partie,

Le résultat enfin de la suprême cour

Fut de condamner la Folie

A servir de guide à l’Amour.

 

Publié en 1694 dans le recueil Les fables du livre XII.

Portrait de Jean de la FontaineJean de La Fontaine (1621-1695), maître incontesté de la fable classique, n’a pas seulement ciselé des morales animalières. Dans son ultime recueil, Les Fables (livre XII, 1694), il explore les méandres de l’amour à travers une allégorie mythologique intemporelle : L’Amour et la Folie. Ce poème, où Cupidon perd la vue sous les coups de la Folie avant que celle-ci ne devienne son guide, dévoile une vision profonde des contradictions amoureuses. Par un jeu de métaphores hérité d’Ésope mais teinté d’ironie racinienne, La Fontaine transforme les dieux olympiens en miroirs de nos faiblesses humaines. Le récit, oscillant entre tragédie et comédie, suggère que l’amour véritable naît de l’aveuglement – paradoxe que Vénus elle-même ne parvient à juger. Loin des stéréotypes romantiques, le fabuliste inscrit ici sa marque : une sagesse narquoise qui, trois siècles plus tard, continue de parler aux amants désarçonnés par les caprices du cœur. Son génie réside dans cet équilibre entre légèreté apparente et profondeur psychologique, faisant de chaque vers un écho à l’éternel mystère des passions.

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