L'amour nous fait trembler - Charles Guérin
L’amour nous fait trembler comme un jeune feuillage,
Car chacun de nous deux a peur du même instant.
« Mon bien-aimé, dis-tu très bas, je t’aime tant…
Laisse… Ferme les yeux… Ne parle pas… Sois sage… »
Je te devine proche au feu de ton visage.
Ma tempe en fièvre bat contre ton cœur battant.
Et, le cou dans tes bras, je frissonne en sentant
Ta gorge nue et sa fraîcheur de coquillage.
Ecoute au gré du vent la glycine frémir.
C’est le soir ; il est doux d’être seuls sur la terre,
L’un à l’autre, muets et faibles de désir.
D’un baiser délicat tu m’ouvres la paupière ;
Je te vois, et, confuse, avec un long soupir,
Tu souris dans l’attente heureuse du mystère.
Publié en 1896 dans le recueil Le cœur solitaire.
Charles Guérin (1873-1907), né à Lunéville dans une riche famille de faïenciers, incarne la sensibilité mélancolique du symbolisme fin-de-siècle tout en explorant les tensions entre désir et spiritualité. Ce poète lorrain, proche de Mallarmé et Rodenbach, forge dès 1893 une œuvre marquée par l’« éros funèbre » – synthèse de passion amoureuse et d’angoisse existentielle. Son recueil Le Cœur solitaire (1896) dont est extrait L’amour nous fait trembler, capture l’essence des poèmes d’amour intemporels par son dialogue entre sensualité et métaphysique. Le poème déploie un lyrisme tactile (« Ma tempe en fièvre bat contre ton cœur battant ») où la rencontre amoureuse se mue en expérience quasi mystique, suspendue entre le frémissement du désir (« faible de désir ») et la crainte de l’éphémère (« peur du même instant »). Cette ambivalence reflète le tourment d’un artiste hanté par la dualité chair/esprit, dont la brève existence – il meurt à 33 ans d’une tumeur cérébrale – accentua la légende d’un « Homme intérieur » consumé par sa quête d’absolu. À travers ce sonnet aux images organiques (« jeune feuillage », « coquillage »), Guérin transcende le romantisme traditionnel pour inscrire l’étreinte amoureuse dans une temporalité poétique universelle.
