Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies - Théodore Agrippa d'Aubigné
… Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies,
Horriblant de nos cris les ombres de ces bois :
Ces roches égarées, ces fontaines suivies
Par l’écho des forêts répondront à nos voix.
Les vents continuels, l’épais de ces nuages,
Ces étangs noirs remplis d’aspics, non de poissons,
Les cerfs craintifs, les ours et lézardes sauvages
Trancheront leur repos pour ouïr mes chansons.
Comme le feu cruel qui a mis en ruine
Un palais, forcenant léger de lieu en lieu,
Le malheur me dévore, et ainsi m’extermine
Le brandon de l’amour, l’impitoyable dieu.
Hélas ! Pans forestiers et vous faunes sauvages,
Ne guérissez-vous point la plaie qui me nuit,
Ne savez-vous remède aux amoureuses rages,
De tant de belles fleurs que la terre produit ?
Au secours de ma vie ou à ma mort prochaine
Accourez, déités qui habitez ces lieux,
Ou soyez médecins de ma sanglante peine,
Ou faites les témoins de ma perte vos yeux.
Relégué parmi vous, je veux qu’en ma demeure
Ne soit marqué le pied d’un délicat plaisir,
Sinon lorsqu’il faudra que consommé je meure,
Satisfait du plus beau de mon triste désir.
Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissants et de têtes de morts,
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte :
Un oubli gracieux ne la pousse dehors.
Sortent de là tous ceux qui ont encore envie
De semer et chercher quelque contentement,
Viennent ceux qui voudront me ressembler de vie
Pourvu que l’amour soit cause de leur tourment.
Je mire en adorant dans une anatomie
Le portrait de Diane entre les os, afin
Que voyant sa beauté ma fortune ennemie
L’environne partout de ma cruelle fin.
Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie,
Et ma beauté paraît horrible entre les os.
Voilà comment ma joie est de regret suivie,
Comment de mon travail ma mort seule a repos. […]
Publié en 1573 dans le recueil Stances
Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630), poète baroque et guerrier huguenot, incarne l’intensité des passions autant sur les champs de bataille que dans ses vers. Né dans un contexte tragique — sa mère mourut en le mettant au monde —, il fut élevé dans un rigorisme protestant et humaniste, maîtrisant quatre langues dès l’enfance. Témoin des guerres de religion, compagnon d’armes d’Henri IV avant de rompre avec lui après son abjuration, d’Aubigné transpose dans ses poèmes d’amour une violence existentielle nourrie de ses déchirements politiques. Ses Stances, composées en 1573, révèlent une esthétique sombre où l’amour se mêle à la mort, comme en témoigne Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies. Ce poème, tissé d’images macabres (crânes, « anatomie », « étangs noirs remplis d’aspics »), transforme la souffrance amoureuse en paysage désolé où la nature elle-même — vents, roches, forêts — devient l’écho d’une douleur inapaisable. Loin des clichés pétrarquistes, d’Aubigné explore une dialectique baroque entre désir et destruction : l’amour y est un « brandon » dévorant, la bien-aimée une Diane fantomatique dont la beauté s’expose parmi les ossements. Si Les Tragiques (1616) ont éclipsé cette veine lyrique, ces stances restent des joyaux intemporels où la fureur des guerres civiles se métamorphose en chant d’amour fatal, prouvant que les blessures du cœur transcendent les siècles.